[Sur l'outil visuel] / Entretien avec Phyllis Rosenzweig – 1988

Les Écrits, 1990

Entretien réalisé en décembre 1988 à l'occasion du programme spécial d'exposition Hirshhorn Works, pour lequel Daniel Buren fût invité à choisir un emplacement dans le bâtiment ou les jardins du musée. L'exposition eut lieu du 1er février au 23 avril 1989.

"Interview with Phyllis Rosenzweig" in catalogue Hirshhorn Works 89, Washington: Hirshhorn Museum and Sculpture garden, 1990.

Inédit en francais, repris in Buren, Daniel, Les Écrits (1965-1990), tome III, Bordeaux, capcMusée d'art contemporain, 1991, p. 357-359.

 

Entretien avec Phyllis Rosenzweig

 

Phyllis Rosenzweig : Pourquoi les rayures et pourquoi précisément 8,7 cm ? Cette mesure revêt-elle un sens spécial ?

 

Daniel Buren : Il n'existe aucune raison pour les rayures en soi ; elles sont le résultat d'un processus naturel qui a débuté vers 1964 lorsque mon travail s'est développé. Je faisais de grandes peintures qui étaient peintes exception faite des parties préalablement recouvertes de papier-cache adhésif. Lorsque le papier-cache était enlevé, il laissait de larges rayures verticales qui révélaient le support sur lequel le reste avait été peint. À l'automne 1965, en achetant des fournitures pour mon travail au célèbre marché Saint-Pierre à Paris, j’ai trouvé du lin à rayures qui était généralement utilisé pour des coussins et des matelas. Il était fin, c'était du coton très léger, et ressemblait aux stores utilisés pour recouvrir les terrasses des cafés et restaurants de Paris et du monde entier. Ce matériel ressemblait exactement à ce que j'avais essayé de faire de façon formelle avec la peinture pendant plus d'une année – quoiqu'avec moins de succès. J'ai acheté plusieurs mètres et j'ai immédiatement commencé à travailler avec. Les rayures sont devenues un modèle, un signe que j’ai plus tard appelé mon outil visuel. Cette séquence de rayures alternant le blanc et la couleur d'une largeur particulière - 8,7 cm -n'est que l'élément stable que j’ai utilisé sans exception depuis 1965. Mais cela ne signifie pas que je l'utiliserai toujours. Tout le reste, dans mon œuvre - depuis les idées jusqu'aux matériaux eux-mêmes (bois, lin, papier, verre, etc.) – change constamment, en fonction du but, du temps et de l'emplacement. J'utilise donc cette dimension de 8,7 cm parce que c'était la largeur des rayures que j'avais trouvées sur le premier tissu en lin. J'ignore pourquoi cette dimension est utilisée partout dans le monde, mais elle ne crée jamais d'illusion optique et 8,7 cm est soi-disant la distance approximative entre les yeux chez un être humain apparemment normal. Je l'aime bien, mais pas à cause de l'explication scientifique. Et je continue à utiliser cette dimension car elle me permet de mesurer tout espace ou surface que je marque avec cette mesure sans utiliser aucun autre outil que mes yeux.

 

P. R. : Pouvez-vous généraliser sur les aspects d'un site qui influencent la nature de vos projets ?

 

D. B. : Par définition, je ne peux pas parce que les endroits sont tellement différents. Je n'obéis à aucune règle excepté que je ne peux pas faire abstraction de l'existence de l'endroit, qui implique autant de façons de penser qu'il y a d'emplacements. L'espace, l'emplacement, et l'idéologie qui entourent l'œuvre, y compris les gens avec qui je travaille, le contexte de l'exposition, et le titre de l'exposition contribuent tous aux idées de l’œuvre. Pour moi, une œuvre sans emplacement n'existe pas. L'endroit débouche sur la forme spécifique de l'œuvre, tout comme le corps d'un oiseau est fait pour voler alors qu'une vache ne volera jamais. Depuis 25 ans, cette pratique m'a évité d'utiliser un atelier. Mon atelier, en fait, est le lieu où je me trouve. Par conséquent mes ateliers sont multiples, ouverts, et publics.

 

P. R. : Votre projet pour le Hirshhorn n'a pas encore de titre, mais quel est le sens des titres de vos expositions/installations ? Ils sont très directs, mais néanmoins provocants, poétiques, parfois même humoristiques ? Est-ce intentionnel ?

 

D. B. : J'espère en tout cas. J'ai toujours fait attention au choix de mes titres et je pense qu'ils sont, si ce n'est une partie très importante de l’œuvre, du moins un petit élément. Cependant, je n’ai aucune méthode particulière pour choisir ou utiliser les titres. Certains sont purement descriptifs comme Fourteen Skylights Minus One (Biennale de Venise, 1976). D’autres, tels que To Transgress (Leo Castelli, 1976, sont plus abstraits. Parfois le titre est suggéré par l’œuvre, et parfois il n’a pas de lien direct avec elle. C’est généralement le cas quand je veux donner un titre à une œuvre avant de savoir ce que je veux faire ou peux faire. Le titre sera dans ce cas, général et abstrait, mais il commencera à avoir un sens plus spécifique dès que l’œuvre sera achevée et visible. Certains titres sont des jeux mots ou des jeux sur les sons des mots. Ces jeux sont généralement en français, bien que mes titres soient généralement dans la langue du pays où l’œuvre est réalisée. Depuis 1969, j'ai inclus dans bon nombre de mes titres le sous-titre travail in situ. Quand j'ai commencé à utiliser la formule travail in situ, la plupart des gens ne savaient pas ce que ça signifiait. Aujourd'hui, l'expression est tellement galvaudée que j'essaie de l'éviter. Pendant plus de vingt ans, j'ai également utilisé le surtitre Photo-Souvenir pour précéder des prises de vue lorsqu'elles sont publiées. Photo-Souvenir indique qu'une photographie n'est ni l'œuvre ni sa copie et ne peut jamais la remplacer.