Vous êtes en face d’un récepteur... - 1975

 Les Écrits, 1975

 

Texte inédit écrit pour un petit film de Mickel Shavelson

spécialement fait pour accompagner une « performance »

à New York en janvier 1975 ; in Daniel Buren, Les Écrits (1965- 1990), t. I, Bordeaux : CAPC musée d’art contemporain, mai 1991, p. 411-415.

 

 

Vous êtes en face d’un récepteur vidéo en train de regarder défiler, spécialement enregistré pour cette manifestation, un film tourné par Mickel Shavelson.

Au même moment vous pouvez m’observer en train d’exécuter mon travail exactement dans la même salle.

Ce travail fait partie d’une exposition de groupe intitulée : « Peinture », organisée par Annina Nosei Weber.
Ma participation ici est rendue possible grâce à la coopération de la galerie Art & Project d’Amsterdam.

 

Pourquoi ce travail s’exécute-t-il sous vos yeux ?
Pourquoi pas !
Est-il nécessaire de garder secrète l’ activité spécifique permettant de fabriquer une œuvre ?
En tous cas, ici, aujourd’hui, ce travail est fait spécifiquement en relation avec la visibilité de son installation et ne peut être déconnecté de celle-ci. Après cette activité, le travail ne sera plus visible. Depuis dix ans, je m’efforce de mettre à la surface les aspects cachés qui rendent possible ce travail (et sans doute bien d’autres) dans un contexte donné.
Par contexte il faut comprendre aussi bien le contexte général du domaine artistique que celui particulier à chaque exposition, le contexte économique aussi bien que topologique, le thème d’une exposition si thème il y a, etc. Par contexte, il faut entendre tous les cadres, sans exception, qui entrent dans le champ de vision,
accompagnent ou permettent l’existence de l’œuvre, comme partie intégrante de celle-ci et non, comme c’est généralement le cas, aveuglés, cachés par celle-ci.

 

Mon désir est d’affirmer les dimensions propres de mon travail bien plus que d’ouvrir un discours critique sur celui des autres, même si ceci devient, un jour ou l’autre, inéluctable.

Les différents cadres d’une œuvre sont multiples et il n’est pas question (il est impossible) de les soulever ou de les montrer tous à la fois.
J’indiquerai ici simplement pour mémoire quelques questions qu’il m’a été donné de poser à New York même, au cours des six dernières années. J’ai insiste sur le cadre socio-économique que le label d’une galerie imprime à toute œuvre, sur les implications politiques de toute œuvre. Le cadre physique d’un espace donné et ses relations avec l’extérieur. L’ érosion physique du temps sur le travail depuis son effacement coloré jusqu’ à sa destruction spontanée en passant par les effets combinés du vent, de la pluie et du soleil. L’ érosion du souvenir et le rôle de la mémoire dans ce qui est donné à voir. La fixité et l’immobilité. La lecture fragmentée par différents supports, visibles eux-mêmes au travers de l’œuvre, et ces supports eux-mêmes perturbés par les cadres qui les entourent. La mise en scène inéluctable de toute œuvre dès qu’elle est montrée.

Donc plusieurs aspects d’un travail, dont les signes sont formellement identiques, mais qui se trouve perturbé, changé, contredit par les lieux mêmes où il s’installe, lieux qui révèlent le travail, mais qui sont également réveélés par celui-ci.

Tout ceci pour dire que l’œuvre n’existe jamais pour elle-même ; elle n’est jamais fixe ou finie, elle se trouve toujours en rapport et/ ou en conflit.
L’œuvre, comme « lieu » entre les choses, n’est pas nécessairement faite en vue de créer une harmonie entre ces choses.

De ce qui précède on comprendra que le lieu de l’œuvre, c’est son lieu d’exposition. En conséquence, le lieu de l’œuvre en est aussi l’origine. L’œuvre n’est donc plus faite, créée dans un lieu autre, appelons-le studio ou atelier par exemple, mais bien là, dans le lieu même de son exposition.

Le travail n’existant alors que par la mise en jeu des rapports qu’il entretient avec le reste, tout le reste, rapports à chaque fois faits puis défaits. Ce travail est aussi produit par un sujet qui l’exécute.

 

Cette exécution est généralement tenue secrète, tout comme le lieu d’origine de l’œuvre exposée.
Dire qu’en exécutant publiquement une œuvre on la remplace par un spectacle, c’est oublier qu’une œuvre accrochée à un mur est aussi spectacle. Quelque chose à regarder. D’autre part et paradoxa- lement, l’exécution de mon propre travail n’a rien de spécialement spectaculaire. En revanche, l’accrochage d’une peinture est toujours fait en vue d’être spectaculaire.

L’installation d’une exposition personnelle ou de groupe est évidemment la mise en scène de ces œuvres en vue d’un spectacle – c’est-à-dire d’une exposition.
Cette mise en scène, discrète, non dite, impose en fait au spectateur une vue autoritaire et définitive, généralement univoque, et ce en dehors même du dire spécifique, du contenu de l’œuvre considérée, si contenu il y a...

On peut même dire que plus le « créateur » aura le sentiment que son œuvre possède un contenu indestructible et moins il se méfiera de l’installation de son travail, jusqu’à laisser ce soin aux directeurs de Galeries, aux conservateurs de musée, aux collectionneurs, etc., sans se rendre compte un instant que cette installation de son œuvre peut aller dans un sens étranger à celui de l’œuvre considéréé. Si le contenu de l’œuvre est réduit au minimum, en revanche, l’installation deviendra cruciale, la mise en scène évidente.

Mise en scène alors tout à fait justifiable comme partie intégrante de l’œuvre si, toutefois, toutes les conséquences d’une telle relation sont poussées jusqu’à leur terme. Mise en scène grotesque et mer- cantile, tape à l’œil, lorsque cette mise en scène ne vise qu’à « épater » le spectateur, l’éblouir et qu’on la retrouve, séparée, mutilée, réinstallée dans un autre contexte par d’autres mains, comme s’il s’agissait d’une œuvre portant son dire en elle-même.

D’un extrême à l’autre, la mise en scène existe, et peu ou prou, définit toutes les œuvres. Dans ce sens, toute œuvre d’art dès qu’elle est fixée est rétrospective.

 

— Peut-on dire que le placement ou l’installation, si l’on préfère, d’œuvres dans un Musée ou une Galerie est signé par celui ou celle qui les installe ?
— Est-ce que l’œuvre en question a explicitement donné une liberté telle qu’elle puisse être ainsi cosignée ?

— Est-ce que cette liberté peut être en contradiction avec l’œuvre elle-même ?

— Fait-elle partie intégrante de l’œuvre ?
— Est-ce qu’un travail installeé ici et là, puis ôteé et installé de nouveau autre part, est et reste toujours le même ?

— Si oui, quels sont les significations ou le but principal de toutes ces manipulations ?
— Sinon, que devient l’intégralité du travail en question ?
— En conséquence, est-il possible qu’une œuvre puisse dire simultanément et au gré des organisateurs et autres conservateurs, exactement et au moment donné, ce que ces manipulateurs veulent bien qu’elle dise ?

— Est-ce que l’œuvre peut réagir d’elle-même contre toutes manipulations ?
— Est-ce que ces manipulations conduisant à de nouvelles installations ont à voir, sont en relation, avec le dire intrinsèque de l’œuvre ainsi manipulée ?

— Est-ce que par définition une installation est neutre et n’implique aucune conséquence majeure vis-à-vis de l’œuvre ainsi et toujours différemment installée ?
— Dans le cas contraire, les installations ainsi faites suivent-elles des règles ?

— Est-ce que ces installations contrôlent les travaux installés ou bien est-ce le contraire ?
— Est-ce qu’une œuvre – une composition – une fois installée sans les indications de son auteur, devient l’un des éléments de la composition générale de l’espace dans lequel elle se trouve ?

— Qui devient la personne responsable de cette nouvelle composition ?
— Pourquoi de tierces personnes sont-elles obligées d’installer des œuvres d’art ?

— Une œuvre d’art ne peut-elle donc jamais s’installer d’elle-même ?
— Est-ce que ces installations, ces manipulations, ne seraient pas, sous prétexte de placer une œuvre dans un espace, la volonté jamais avouée de placer d’une certaine manière le spectateur ?

— Est-ce que la façon d’installer est plus importante que ce qui est installé ?

 

En ce qui concerne le placement de mes papiers rayés, a priori toute place est possible.
Cependant, il n’est généralement pas possible d’utiliser toutes ces places à la fois, entre autres parce qu’à chaque place possible, l’œuvre changera de dire. Et un choix doit être fait parmi les choses à dire – y compris la volonté du non-dit – à moins de vouloir être, à proprement parler, inaudible.

Aujourd’hui, comme rien ne restera fixé, que le faire sera en même temps le moyen et la fin, le dire sera centré sur la mobilité. Dire multiple, mis en mouvement et s’effaçant au fur et à mesure. Donc ici, je considère que la salle que l’on m’offre dans ce bâtiment est mon atelier et que j’y travaille sous vos yeux.

Refusant comme d’habitude une quelconque sorte d’invention formelle, je travaille ici en utilisant les éléments spécifiques qui me sont donnés dans cette salle et qui vont donner à ce travail sa forme et son support.

C’est-à-dire que, plus précisément et ici, je n’utilise que les fenêtres, trous dans l’architecture, pivots entre l’extérieur et l’intérieur, encadrant l’extérieur et encadrées par les murs depuis l’intérieur.
Sous vos yeux donc, non pas un travail fini, fixé, mais bien un travail dont la visibilité du faire se développant sous vos yeux en est le sens même.

Travail fragmenté s’il en est et en relation avec une suite qui sera effectuée plus tard à Amsterdam.
Le présent fragment se développe donc ici, dans un lieu qui en est à la fois l’origine, la raison d’être et la fin.

Il montre le plus rigoureusement possible les limites qui le cernent et le permettent au moment même où il ne fait que passer au travers.
Enfin, ce qui est dit en ce moment et que vous suivez sur cette bande vidéo peut se répéter indéfiniment, mécaniquement.

En revanche, les bandes verticales blanches et colorées, utilisées systématiquement et à l’exclusion de tout autre outil visuel depuis dix années déjà, ne se répètent jamais.

 

New York, janvier 1975