Limites critiques — 1970

Les Écrits, 1970

Texte sur les limites des institutions culturelles et de la peinture publié à l’occasion de l’exposition de peintures acryliques sur tissu rayé en décembre 1970-janvier 1971 ; Paris : Yvon Lambert, non paginé.

Le texte qui suit, écrit grâce à la pratique d’un travail spécifique exclusivement À VOIR, n’est que la démonstration, présentation de ce travail et non théorie de ce travail.
Ce texte peut être considéré à la rigueur comme illustration du travail en question.

Il est dicté par cette proposition.
 Il n’est pas l’image abstraite et purifiée d’un quelconque futur. Il est sans doute didactique.

Dans les explications des schémas qui vont suivre, nous ne craignons pas d’employer des termes tels que « châssis », « toile », « peinture », bien que ces matériaux ne soient plus couramment employés, éliminés par quelques générations d’avant-gardes successives depuis le début de ce siècle.

L’élimination de ces moyens ayant été pratiquée sans prendre garde ni aux nécessités qui les avaient fait employer ni aux implications de ces nécessités dans le résultat produit (l’œuvre), leur continuelle présence, de façon paradoxale, ne peut être ignorée aujourd’hui dans l’analyse des productions mêmes qui les ont éliminés sans les questionner. C’est précisément l’ignorance maladive de l’artiste qui lui permet de dire/faire la même chose – c’est-à-dire régresser – en donnant l’apparence du changement et de la nouveauté.

Nous emploierons donc ces termes, même s’ils ont une résonance anachronique. Leur disparition matérielle n’ayant, en aucun cas, correspondu à une appréhension de leur sens, nous pouvons constater que leur trace est encore évidente aujourd’hui.


L’absence matérielle de ces moyens (châssis, toile, peinture...) rend même plus aigu leur sens d’hier à travers leurs ersatz d’aujourd’hui. Ce qui est dit ci-dessus ne constitue, en définitive, qu’un avertissement terminologique. Nous nous livrerons néanmoins à une comparaison.

Dans le sens classique des termes, nous avons une toile tendue sur un châssis qu’elle recouvre et cache. À ce moment déjà, nous constatons un recto et un verso. Mais le travail n’est pas fini puisqu’il reste encore à recouvrir de peinture (et cacher) la surface vierge de la toile. Nous avons à ce moment : un châssis masqué par une toile – départ de l’ignorance du verso – et une toile masquée par de la peinture. Cette peinture reste à définir ; elle « raconte » à la fois une histoire et l’histoire de la peinture. Elle est le masque de la peinture. Toute peinture, tout art, tient, entre autres, sur l’adhésion sans condition à ces données fondamentales.

La puissance émotive procurée par toute toile tendue sur un châssis (Christ en Croix) est si forte que l’on va retrouver le même processus (religieux) dans des milliers d’œuvres (icônes) produites depuis le début de ce siècle, œuvres n’utilisant pourtant que très rarement la toile, le châssis ou la peinture. Nous considérerons l’art minimal. Nous constatons la volonté d’utiliser un matériau brut, a priori sans endroit ni envers (une plaque d’acier, une planche de bois...). Ce matériau est transformé en boîte ou cube ou parallélépipède simple, délimitant instantanément un recto et un verso, une face visible (le corps) et une face cachée (l’âme). La surface visible elle-même parfois recouverte (masquée) au profit d’une couleur, d’un vernis, d’une métallisation. L’objet ainsi fabriqué peut se définir comme typiquement idéaliste, puisque l’on feint d’ignorer les données, et il dénote, de même, dans ses contradictions, son insuffisance face à la question de l’art, qui est parfaitement ignorée.

Nous verrons plus loin, à l’aide de schémas, que cet objet lui-même n’existe, ne peut être vu, qu’en fonction du Musée/Galerie qui l’enveloppe, Musée/Galerie en vue duquel il a été fait et auquel pourtant aucune attention spéciale n’est portée.

On élimine le châssis, la toile et la peinture, mais en fait, on en donne l’image exacte, cette image elle-même n’existant que par rapport au point de vue unique où elle est vue/faite, ce point de vue étant ignoré à son tour comme allant de soi.
 Pourtant hors de ce contexte, prétendu neutre puisqu’on n’y pense pas, l’œuvre, hors temps, hors limites, voire pure et neutre, s’effondre. Nous allons tâcher d’indiquer brièvement les divers processus de camouflages artistiques tant par rapport à l’œuvre proprement dite que par rapport à son extérieur (son/ses contextes). Seule la connaissance de ces cadres/limites successifs, et leur importance, peut permettre à l’œuvre/produit telle que nous la concevons de se situer par rapport à ces limites et par suite dévoiler celles-ci.

Lecture des différents schémas1

I. Discours oblitérants (l’art tel qu’il est perçu)

Ici, l’objet peint, ou l’objet tout court (ready-made) capte tout l’intérêt et relègue à une importance minime ou même masque complètement ce qui est sa condition même d’existence en tant qu’objet perçu comme objet ou œuvre d’art. Il joue le rôle de l’arbre qui cache la forêt. L’œuvre d’art apparaît dans toute sa vigueur. Elle est au-dessus. Elle est bien l’exception dominante. Elle apparaît comme soupape de sécurité du système, comme image de liberté au milieu de l’aliénation générale, comme concept bourgeois enfin, apparaissant au-dessus de toute critique, naturelle, en dehors ou au-delà de toute idéologie.

L’art tel qu’il se présente à nous se refuse donc à révéler ses supports, ses cadres, ses limites sous la forme multiple du « pur chef-d’œuvre ».
La simple ignorance de ces limites, ou la volonté de les masquer, a une conséquence également fort simple, mais capitale : au moment même où l’on révèle ces limites (voir figures 1 bis, 2 bis, 3 bis), c’est tout le discours sur l’art tel qu’il a fleuri qui est annulé.

Figure 1 : Une peinture en général (ce qui se peint), oblitère d’abord son support (la toile, le papier, le bois...) qui lui-même cache définitivement l’une de ses faces, c’est-à-dire le verso (et en conséquence son châssis). Lorsque nous parlons d’illusion en peinture, il s’agit d’une part de ce qui est effectivement montré (le style d’un artiste, son aptitude à transformer la réalité du monde en une vision partielle, etc.), mais aussi et surtout de l’illusion créée en cachant la réalité de la peinture elle-même – comment elle se fait ? se peint ? pourquoi ? pour qui ? sur quoi ? avec quoi ? etc.
Cette peinture, en oblitérant son propre processus oblitère également, évidemment, son point de vue (le Musée/Galerie) en le faisant passer comme sous-cadre neutre n’influençant pas le contenu/l’œuvre. L’importance du Musée/Galerie – voire son intérêt – est réduite au minimum afin que le discours idéaliste puisse se formuler sans hiatus.

Nous voyons avec la figure 1 que par rapport aux éléments en présence, le Musée/Galerie n’est que très peu en jeu. Quant aux Limites Culturelles (LC.), elles apparaissent à peine, tant il est vrai que l’art est le message de l’éternel, surtout quand il est actuel.

Figure 2 : Dans le cas d’un ready-made ou d’un objet neutre ou pur (cf. minimal, certaines œuvres pop, l’art conceptuel, le nouveau réalisme, etc.), le support, le châssis, la peinture (au sens de pigments colorés) ont généralement disparu. Mais là encore tout le discours se fait sur ce qui est exposé et cela seul, comme si le lieu de visibilité était sans importance. Nous remarquerons que le Musée/ Galerie et les « Limites culturelles » comme conséquences de la disparition de certains éléments se rapprochent du donné « art » et commencent à être plus difficiles à masquer (nous verrons plus loin [voir figure 2 bis] que M. et LC. deviennent privilégiés par la disparition « mystérieuse » de S. et C.). Néanmoins, leur existence continue d’être considérée comme indifférente. Il est vrai que la préoccupation est autre. Il s’agit de « résoudre » une question qui est celle du dévoilement de la peinture à sa propre réalité (comme si cette question pouvait se « résoudre ») en remplaçant l’art par son contraire. C’est la naissance du ready-made, c’est-à-dire la négation radicale (en d’autres termes : « petit-bourgeois ») de l’art au profit de l’objet (la « réalité ») tel quel. L’échec viendra précisément de l’ignorance première des deux autres éléments appelés « Musée/ Galerie » et « Limites Culturelles ». Échec total, car l’apparition inopinée dé ces deux cadres fera rejaillir tous les autres que l’on croyait avoir abolis par prestidigitation.

Figure 3 : Ici, ce sont le Musée/Galerie et les Limites Culturelles que l’on va tenter de faire disparaître. Leur présence est en effet devenue embarrassante. On les abolit, dans un premier temps, purement et simplement. On tient son beau discours, enfin libéré, à l’extérieur ! Cela a comme avantage de recréer avec d’autres moyens (terre, cailloux, eau, mots, branches ou en transportant des « toiles » de musée dans des terrains vagues) des formes éculées par la peinture traditionnelle et de donner un semblant de second souffle à ce qui était mort.

Ainsi réapparaissent allègrement l’ego, l’anecdotique, le naturalisme, le pompiérisme, le romantisme et toutes les notions similaires typiquement XIXe siècle que le XXe n’arrête pas de charrier. Ici, on masque le Musée/Galerie d’une autre façon que dans les figures 1 et 2, on radicalise (voir plus haut « petit-bourgeois »). On le raye de la carte de la même façon que le ready-made « annulait » la peinture. On verra plus loin que dans un deuxième temps (voir figure 3 bis), tout ceci réintègre gentiment le musée et son cadre culturel pour la plus grande joie des badauds éberlués encore d’avoir été transportés si loin. Les valeurs bourgeoises de liberté et d’évasion sont ainsi préservées grâce aux efforts coordonnés de l’art et de son avant-garde dite révolutionnaire.

II. Ce qui se passe en fait (l’art tel qu’il se situe)

Le Musée/Galerie... n’est pas le lieu neutre qu’on voudrait nous faire croire, mais bien le point de vue unique où une œuvre est vue et en fin de compte, le point de vue unique en vue duquel elle est faite. Pour ne pas être pris en considération ou pour être pris comme naturel/allant de soi, le Musée/Galerie devient le cadre mythique/déformant de tout ce qui s’y inscrit.

Figure 1 bis : Nous voyons les cadres et les supports tels qu’ils se recouvrent dans la réalité de leur situation.
Dans ce qui se passe en fait, les rôles ne sont plus ceux qu’on voulait nous faire accepter (voir figures 1, 2, 3). Le Musée/Galerie est devenu le cadre général, couverture de tout l’art tel qu’il existe. Il en est son centre et son décor à la fois, indistinctement son fond et sa forme. Le Musée/Galerie devient le révélateur commun à toute forme d’art. L’art apparaît comme étant la conséquence de deux limites qui semblaient ne pas le concerner : le Musée/Galerie et les Limites culturelles. L’art en dépend parce qu’il a voulu ne pas se situer par rapport à ces limites et celles-ci deviennent, dès lors, en quelque sorte, le pivot de la création. Ces cadres sont, en fait, par leur présence ignorée, mais toujours surgissante, à la fois le point de départ et d’arrivée de l’art.

Les cadres M. et LC. enveloppent et subordonnent P. qui lui-même, comme dans la figure 1, oblitère S. et C.


Figure 2 bis : Ici, la peinture/ou objet/ou ready-made, si tant est que soit résolu le problème du support (châssis-toile), ne sont eux-mêmes lisibles que parce que s’inscrivant dans le cadre du Musée/ Galerie qui les englobe totalement. « Peinture-objet-ready-made » (P., O., RM.) hors du Musée/Galerie n’existent plus. Le dépassement de l’enveloppe Musée/Galerie ne se rencontre que dans le cas de la figure 3 et nous allons voir comment, d’une part et ce qui advient en fin de compte, d’autre part.

Figure 3 bis : Dans la figure 1 bis, l’enveloppe Musée/Galerie renferme tout l’art dans la complexité classique de ses termes (LC., S., C.). La même enveloppe M. apparaît encore plus comme havre de confort habituel dans la figure 2 bis, recueillant un discours (O. RM., voire P.) dont la magie (disparition rocambolesque des don- nées picturales) ne repose que sur l’acceptation nécessaire du lieu du discours (le Musée/la Galerie). La figure 3 bis correspond à la réalité de la tentative de ceux qui (voir figure 3) ont perçu la limite imposée par le Musée/Galerie et pour cela, tenté d’y échapper. Bien évidemment, ils choisissent le « radicalisme », celui qui dispense de penser, aboutissant ainsi à procurer au Musée/Galerie l’alibi qui faisait défaut à sa revendication d’ouverture.

Le procédé par lequel RM. a voulu croire échapper à P. (à l’art) est utilisé pareillement par le Land Art, etc. (LA., CA., etc.) pour échapper à M. : la suppression de la limite comme preuve de sublimation (solution). Ce que nous pourrons appeler, pour plus de commodité, la fuite.

La tentative est doublement réactionnaire : recherche individuelle d’une plus grande liberté atteinte dans le retour à la nature constitué par la double illusion imposée de la disparition de l’objet et du Musée/Galerie.
Or l’objet existe bien encore, et en tant qu’objet d’appropriation ; quand bien même ils ne sont plus « l’objet à emporter », l’œuvre, le produit demeurent néanmoins, et de façon plus totalitaire qu’auparavant, objet d’appropriation soit de l’idée, soit de la nature, dans le pur style colonisateur. Quant au Musée/Galerie, sa fonction de confort habituel, d’accueil réconfortant est raffermie, puisqu’il s’impose comme seul révélateur possible de l’œuvre (LA., CA., etc.) qui a fait semblant de lui échapper. Par ailleurs, les « Limites culturelles » sous leur forme générale (la « société ») et particulière (les moyens d’information) ont atteint une acuité décisive ; les ignorer en tant que limites est nécessaire à la survie de l’art, tout au moins de son avant-garde la plus en pointe.

On note, en fait, parallèlement à la fuite des Musées/Galeries (dont nous avons vu qu’elle était une présence vicieuse par d’autres moyens), une fuite assez généralisée du milieu urbain. C’est sans doute que la limite constituée par la culture, représentée par la ville et la société urbaine a été perçue. Et bien évidemment, comme à chaque étape, au moment même où un cadre, une limite sont ressentis comme tel en art, on cherche en toute hâte à les esquiver. Pour ce faire, on part pour la campagne, voire pour le désert, et on y plante son chevalet. Mais il ne s’agit plus d’appliquer sur la toile une peinture comme sortie du paysage, la conquête se fait à présent à même la nature. On fuit la ville pour propager sa lèpre à la campagne. Cette constatation n’a pas pour but de prendre la défense de la nature, mais de dénoncer la lâche vanité de l’esthète aux champs. Ceci dit, par rapport à l’art et à ses limites, l’artiste en fuite dont il est question ne triche pas plus ni moins que ses « coreligionnaires » d’autres temps. Dans le doute, nous dirons qu’il n’est pas prouvé que quiconque soit responsable de sa propre bêtise.

Détail de la figure 1 (figure 1 ter) : Dans cette figure, détail de la figure 1, P. signifie toute chose peinte quel qu’en soit le motif, l’idée, le style, les raisons. Le résultat est un recouvrement qui fait disparaître le support (toile ou autre), sur lequel cette peinture est faite. P. masque donc S. qui masque C. De ce fait se révèlent un recto et un verso. L’histoire de l’art (des formes) c’est l’histoire des « Rectos ». L’histoire des « Versos » (Réalité), le même + le même + le même... reste à faire. Cette question de la « non-réversibilité » de l’art est l’une de celles nombreuses soulevées par l’art comme question. La mettre seule en évidence c’est donner une nouvelle forme à l’art et non le questionner.

Détail de la figure 2 : Ce schéma qui devrait être la figure 2 ter ne peut être représenté, car l’œuvre (RM. ou O.) n’existe que directement liée (esthétiquement et culturellement parlant) au Musée/Galerie/Support. Les figures 2 et 2 bis sont à la fois détail et tout indissociables.

Détail de la figure 3 : Ce détail peut être n’importe quoi, étant donné que son seul critère est l’exotisme. Tous les symboles jusqu’aux plus éculés sont employés par le Land Art et le Conceptual Art. Figure 3 ter non représentée.

III. – Travail critique (les limites de notre travail. Les points de vue. Ce qui est tenté)

Figure A bis : Dans cette figure, détail de la figure A, P. se montre en oblitérant une partie seulement de S. ; S. est transformé par P. ; P. et S. sont à la fois reliés et différents. Quant à C. il est visible, car le verso de P. est accepté comme possible et partie intégrante de l’ensemble. C. peut être utilisé ou non du moment que sa présence ou son absence est évidente. De même le verso peut-être utilisé comme le recto (P. recouvrant S. en partie) ou non utilisé. Dans les deux cas, il apparaîtra soit comme verso pouvant être utilisé comme le recto ou, déjà utilisé, apparaîtra comme recto, ou comme verso selon son utilisation propre et indifférente.

La « peinture » ainsi présentée révèle, en soi, son processus et ses limites propres, c’est-à-dire ses contradictions.
Elle doit ensuite être remise dans son contexte (quel qu’il soit) pour apparaître telle qu’elle est, c’est-à-dire en rapport avec le reste, dans un cadre, une limite, délimitant une situation (voir figure A).

Son contexte n’est pas nécessairement le Musée ou la Galerie dans la mesure où elle se révèle comme chose peinte dans n’importe quel lieu. Dans ce sens et afin de questionner cette chose peinte, il devient nécessaire d’analyser son comportement en tous lieux. En effet, même si la peinture en question révèle elle-même son propre processus, elle ne peut jamais être vue ou visible en soi.

L’endroit d’où elle est appréhendée est donc déterminant pour son existence même (voir figure A).

Figure B : Dans cette figure, PC. (Papiers collés) joue le rôle de « peinture » ou de P. décrit plus haut (voir figure A bis). Le support/ toile des figures A et A bis devient les murs du Musée/Galerie eux-mêmes. Ici se révèlent au premier degré l’œuvre et son support, le support et l’œuvre.

Ici, ce que nous appelons l’œuvre (PC.) ne peut être visible (exister) et n’existe en fait qu’avec son support (quel qu’il soit) : NS., alors que, dans le même temps, le support existe avec ou sans l’œuvre. PC. délimite donc, ce faisant, ses propres limites immédiates et les révèle. Dans le cas de la figure B, l’œuvre (PC.) révèle le rôle de M., met à nu sa fonction comme cadre/limite, d’elle-même d’abord et de tout ce qui (sans exception) s’y présente (voir détail figure B bis). Il en est également ainsi de notre travail (peinture appliquée sur toiles prérayées), comme le fait apparaître la figure A.

Figure C : Ici, P. ou PC. se montrent en dehors des lieux habituels d’exposition. En dehors donc de M. cela peut être les murs de la ville, le métro, l’autoroute, tout endroit urbain ou tout endroit où il existe une vie sociale quelconque (ce qui exclut les mers, les déserts, les monts himalayens, le lac Salé, les forêts vierges et autres lieux exotiques, invitations à safaris artistiques).

Là où l’œuvre se montre, elle brise (ou maîtrise) les limites de M., soit le point de vue unique, d’où généralement une œuvre est vue, et révèle les nouvelles limites où elle s’inscrit. (Il n’est pas question, vu le sens du travail et son existence même, de « reproduire » dans le Musée/Galerie – lorsque celui-ci est utilisé – ce qui s’est fait à l’extérieur, puisque est indifféremment utilisé avec la même proposition l’intérieur ou l’extérieur, les lieux artistiquement définis ou non.) C’est pour cette raison que nous pouvons dire que l’œuvre en question, lorsqu’elle est placée à l’extérieur du Musée/Galerie, brise les limites inhérentes à ces lieux, car, identique (bien que toujours différente) à l’intérieur ou à l’extérieur, elle n’est plus essentielle ni à l’un ni à l’autre. C’est la dialectique instaurée par cette pratique qui démontre, dans ce cas propre, que les limites du Musée/Galerie comme cadre unique de l’œuvre d’art sont brisées.

Les nouveaux et différents cadres où chaque fois l’œuvre s’installe révèlent petit à petit l’œuvre elle-même. L’un des résultats de cette démarche, c’est d’apercevoir que le « cadre » chaque fois révélé (le mur de la rue, celui du Musée/Galerie, la palissade, le métro...) « n’encadre » rien.
L’œuvre se décentre et s’éparpille, empêchant ainsi son appropriation globale par le regard au moment même où elle n’existe que regardée. Les différents points de vue ont pour effet de dissoudre la propriété. Ils ne constituent pas un parcours. À tout le moins, la limite du parcours, si parcours il y a, est qu’il peut être fait dans n’importe quel sens. L’exposition/présentation du travail est ainsi incentrée et réversible, tout comme la « peinture » (voir figure A) est à la fois recto et verso.

L’œuvre, restreinte, limitée, toujours même et non identique, apparaît réellement différente à chaque moment parce que révélant ses limites. Une « exposition » en différents lieux (points de vue) empêche à tout le moins un regard global (possessif ) sur l’ensemble. Cet ensemble ne se laisse voir que morceau par morceau. Le tout est morcelé, mais chaque fragment est le tout. Rappelons également que si le « cadre » où se montre l’œuvre est différent (et révèle) chaque fois, l’œuvre elle-même change (visiblement) chaque fois ; la forme externe n’est jamais la même, la couleur est toujours autre. Ce sont ces différences constantes et en vue d’un même que nous appelons « répétitions ».

Enfin, dans la figure C apparaît nettement la limite la plus stricte et restée jusque-là la plus camouflée, c’est-à-dire la Limite culturelle. Ce cadre est le plus englobant et épouse toutes formes, toute action s’y heurte. C’est la limite de la connaissance.

Dans les figures 1, 2, 3, LC. est réduit au strict minimum. L’art (particulier) voudrait englober sa propre culture alors que c’est l’art (général) qui est parti de la culture.

Dans les figures 1 bis, 2 bis, LC. apparaît comme le cadre silencieux renforçant le cadre formel M. et il devient plus préoccupant dans le processus décrit figure 3 bis.

Dans les figures A, B, C, LC. prend sa place réelle, celle d’enveloppe renfermant en son sein toute la question de l’art. Le travail s’effectuant alors à l’intérieur de LC. dans les figures A, B, C, il n’y a plus de place propre, c’est-à-dire que révélant chaque fois ses limites et lui-même (situation) la priorité pourra successivement être donnée à l’un ou l’autre des aspects (limites) suivant l’analyse particulière que l’on voudra en faire.

La Limite culturelle doit être mise en question comme toutes les autres. Elle est le carcan inéluctable et extensible à tout discours. Cette enveloppe limite à ses justes normes le discours même que nous tentons d’instaurer. Cette limite est astreignante, mais elle est, et la repousser (n’en pas tenir compte) ou feindre de l’ignorer, c’est : idéaliser.
Son pouvoir enveloppant est surtout sensible dans la figure C, car nous nous plaçons irrémédiablement en dehors de l’écran/barrière – sans espoir d’y retourner – formé par le Musée/Galerie lui-même, en tant que lieu culturel défini. Ce faisant, la Limite culturelle – qui permet aussi bien ce discours par exemple – apparaît nettement comme le fond de l’œuvre elle-même (de toute œuvre) de la même façon que dans la figure A et surtout B le Musée/Galerie apparaît évidemment, est révélé comme étant la « toile », le « canevas » où s’inscrit/se peint/se dessine tout ce qui s’y montre.

Il devient évident que limiter le discours de l’art à un seul des éléments de celui-ci – P. par rapport à S. ou S. par rapport à C. ou S. par rapport à M., etc. – c’est continuer l’art dans son habitude, les uns s’attaquant au problème du matériau, les autres à celui de la forme, les autres à celui de la couleur, les autres encore à celui de la figuration, etc., c’est encore et toujours considérer l’œuvre en soi comme si y tout s’y disait, tout s’y faisait. C’est considérer l’œuvre comme champ clos préservé de toutes contingences. Ceux qui considèrent comme seule question importante l’œuvre elle-même, et ce qui s’y inscrit ou ce qui s’y cache, oubliant par exemple l’endroit où elle est montrée, se confinent dans les questions partielles qui toujours aboutissent à des solutions acceptables (soit l’histoire de l’art). Tout discours de cet ordre ne peut être que régressif.

Tous les points soulevés par notre proposition se conditionnent les uns les autres.

En ignorer un seul c’est les ignorer tous.

Il ne s’agit pas de résoudre tel ou tel problème, il s’agit de montrer clairement les problèmes qui se posent et essayer, dans la mesure du possible, de ne pas donner à l’un d’eux plus d’importance qu’il n’en a réellement. La pratique/théorie seule peut mettre ces problèmes en lumière.

En ce sens nous considérons notre travail comme essentiellement critique. Critique de son propre processus, révélant ses contradictions propres, processus révélant également la situation de chacun des éléments pris en considération et cela à chaque fois que le travail se présente et dans un ordre non préétabli.


À la suite des figures A, B, C, on peut dire que la « Peinture » ne peut uniquement apparaître que par la portée au jour de son propre processus, de son/ses supports, de son/ses différents points de vue, etc. Ceci non pas en privilégiant un donné par rapport à un autre, mais le particulier étant situé le plus exactement possible par rapport à l’ensemble.

Remis à leur place réelle, la peinture et son discours, comme problème partiel partie du tout de la question de l’art, peuvent par là même apparaître vraiment et pour la première fois.

C’est en n’affectant pas le regard que la peinture peut devenir visible. Les schémas I, II, III montrent combien l’art est inclus dans des limites précises et définies, limites qui sont généralement non perçues ou cachées ou simplement éliminées.
Le schéma I montre le discours idéaliste tel qu’il se fait, le schéma II révèle ce que le schéma I voudrait cacher, le schéma III indique la pratique de notre travail propre et ce qu’elle en révèle. À l’intérieur du schéma III, la figure B révèle ce qui risquerait de passer inaperçu à un œil distrait dans la figure A.
Feindre de s’échapper de ces limites c’est donner force à l’idéologie dominante qui attend, de l’artiste, la diversion. L’art n’est pas libre, l’artiste ne s’exprime pas librement (il ne le peut). L’art n’est pas la prophétie d’une société libre. La liberté dans l’art est le luxe/privi- lège d’une société répressive.
L’art, quel qu’il soit, est exclusivement politique. S’impose donc l’analyse des limites formelles et culturelles (et non l’une ou l’autre) à l’intérieur desquelles l’art existe et se débat.
Ces limites sont multiples et d’intensités différentes. Bien que l’idéologie dominante et les artistes associés tentent par tous les moyens de les camoufler, et qu’il soit trop tôt pour les faire toutes sauter – les conditions n’étant pas réunies –, le moment est venu de les dévoiler.

Octobre 1970

1. Les différents schémas ne sont là que pour aider notre démonstration. Il est évident qu’ils sont par définition approximatifs et incomplets. Les considérer comme « vérités formelles/rigides » serait pure fantaisie de la part du lecteur.